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jeudi 9 novembre 2017

Mohamed Lahrizi, l'autre affaire Ben Barka

Son crime ? Avoir refusé de trahir son compagnon de route Mehdi Ben Barka. Son destin ? Une exécution secrète par les hommes de Dlimi en 1962. Sa vérité ? à peine effleurée par l'IER, mais loin d'être dévoilée. Levons le voile sur le mystère Mohamed Lahrizi. 

Si les murs pouvaient parler, ceux de la fameuse villa no 9 de la rue Moulay Driss à Rabat pourraient raconter bien des choses, sur les affres subies par le couple Lahrizi. C’est là que Mohamed Lahrizi, son épouse Erika et leur petite fille avaient été conduits avant d’être exécutés par les agents du Cab 1 sous les ordres de Dlimi en 1962, trois ans exactement avant la disparition dans les mêmes conditions de leur compagnon de route Mehdi Ben Barka. Les destins des deux hommes ont été étroitement liés.

L’histoire remonte à décembre 1959. Le Maroc traverse une période trouble, le bras de fer entre la monarchie et les mouvements de libération est à son comble. Hassan II, alors prince héritier, cherche à étêter la gauche, mais sa bête noire reste sans aucun doute le leader Mehdi Ben Barka. Ce dernier devait dans la dernière semaine de décembre de la même année tenir une conférence devant les étudiants de l’Université Al Qaraouiyine de Fès. L’idée de voir le leader s’adresser à un parterre aussi prestigieux d’étudiants faisait enrager le pouvoir. Tout autour des nationalistes grenouillaient collabos et agents troubles. Abderrahmane Youssoufi est arrêté en compagnie de plusieurs nationalistes dont Fqih Basri. Dans le tas, Mohamed Lahrizi est enlevé à Fès dans la matinée du 17 décembre 1959.

En faisant kidnapper le compagnon de Ben Barka, Oufkir avait une idée derrière la tête : Lahrizi devait jouer le rôle principal dans un prétendu complot fomenté contre le prince héritier Moulay Hassan. "C’est Dlimi qui a suggéré à Oufkir de concocter cette histoire. Partageant avec Lahrizi son origine (Sidi Kacem), il allait se charger lui-même de persuader le nationaliste de sa mission : accuser Ben Barka de préparer un putch contre Hassan II", se remémore ce commissaire à la retraite, originaire du même douar que Dlimi.

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Mohammed Abed al-Jabri parle de "faux complot qui en cache un vrai" dans ses "Positions". L’idéologue de l’USFP ajoute que "ce résistant se distinguait de ses camarades par le fait qu’il avait une certaine culture, vu qu’il avait obtenu en France une licence ès sciences juridiques. Aussitôt rentré à la fin de ses études, il avait rejoint les rangs de la résistance".

Voilà pour ce qui est du parcours. Quant à son arrestation, elle est d’une ressemblance tragiquement ennuyeuse avec les kidnappings de l’époque. Arrêté très tôt, Lahrizi est traîné en premier lieu au camp Moulay Ismaïl de Rabat pour y subir les pires tortures, parce qu’il avait refusé en dépit d’alléchantes propositions d’être le héros malgré lui d’une machination contre Ben Barka. "Torturé sans relâche pendant deux années, Lahrizi tint bon. Les hommes du cab 1 se relayaient pour le faire craquer, son obstination faisait enrager Oufkir qui n’appréciait pas qu’on puisse lui tenir tête", rappelle le commissaire à la retraite.

"Il aurait été exécuté juste après, si sa femme, une Suissesse, n’avait remué ciel et terre pour le retrouver" rappelle le frère de Mohamed Lahrizi qui ajoute que des hommes de Dlimi étaient venus intimer l’ordre aux membres de la famille d’oublier jusqu’à l’existence de leur proche ! En effet, Erika, la femme de Lahrizi, avait mené à partir de Rabat une guerre médiatique et diplomatique sans merci pour que les autorités helvétiques interviennent pour faire libérer son mari. "Il semble bien que l’ambassade de Suisse à Rabat ait fait pression sur le Palais pour régler cette affaire", précise une source diplomatique.

Pressions qui obligeront ce spécialiste es barbouzeries qu’est Dlimi à inventer un scénario scabreux pour faire taire ces critiques diplomatiques.

Ainsi, deux ans après, Lahrizi est approché dans sa cellule par une de ses connaissances, un officier des FAR, originaire de Sidi Kacem qui le rassure et lui promet de l’aider à s’évader. El Alam, proche parent de Dlimi devait convaincre Lahrizi que ce dernier "écoeuré par le traitement qu’on a fait subir à un fils du terroir avait décidé de lui fournir les documents nécessaires pour quitter le Maroc".

Le scénario est bien huilé. Au cours de l’hiver 1960, Lahrizi est conduit en compagnie de sa femme et de sa fille dans une villa du quartier Souissi. Dlimi les accueille, le sourire aux lèvres, faisant endosser à Oufkir la paternité de l’enlèvement. Lahrizi est autorisé à contacter ses amis, la nouvelle fait le tour des milieux nationalistes. Quelques jours après, avec de faux passeports, le couple et l’enfant sont accompagnés, de nuit, à Tanger. De là, on les laissera téléphoner à leur guise à des amis installés à l’étranger, histoire de faire croire à tout le monde que les Lahrizi s’apprêtaient à quitter le Maroc. "Nous avions vraiment cru qu’ils allaient quitter le Maroc pour un de ces pays étrangers qui réservent un accueil chaleureux aux exilés politiques marocains" rappelle un proche. En réalité, les trois personnes vont être arrêtées à Tanger par les hommes de Dlimi et ramenés à Rabat.

Le seul témoignage vraiment crédible qui a été donné sur ce revirement est celui de Rachid Skiredj, le patron des renseignements généraux sous Oufkir, qui suivait à l’époque de près le dossier Lahrizi. Dans l’édition du Nouvel Observateur du 15 octobre 1966, et par la suite dans la Tribune de Genève du 18 octobre 1976, Skiredj raconte comment, "Lahrizi, sa fille et sa femme ont été ramenés à Rabat par une brigade des réseaux Tadlaoui du pseudonyme de leur responsable, Moulay Ahmed El Azgaoui, véritable nom du fameux Chtouki de l’affaire Ben Barka, après avoir subi la mascarade de l’évasion, grâce à la prétendue complicité d’un parent".

Très disert sur cette affaire qui l’avait marqué, le commissaire laissait libre cours à son indignation "Il s’agissait en fait d’une opération montée par la police. Dlimi recueillit lui-même Lahrizi, sa femme et leur petite fille de 3 ans. Il les installa dans une villa où il gardait les prisonniers de marque. Mohamed Lahrizi était dans un état épouvantable, il ressemblait à ces déportés qui sortaient des camps nazis" !

Skiredj qui rappelle que "Dlimi les avait liquidés" ajoute que Lahrizi avait été jeté en pâture aux lions du Palais et que sa femme et sa petite fille avaient été pour leur part exécutées. Pour Abdellatif Jebrou, le témoignage de Skiredj est d’autant plus précieux que ce dernier travaillait en fait pour les nationalistes et recevait ses ordres directement de Ben Barka. "Effectivement, Rachid Skirej a rejoint la sûreté nationale sur ordre de Mehdi Ben Barka, dès les premiers jours de l'indépendance. Il était là pour surveiller de près tout ce qui s'y passait et spécialement au cours de l'été 1963".
Aujourd’hui, l’IER qui s’est saisie à bras-le-corps du dossier no 15 945 ne sait pas encore quel sort réserver à un dossier aussi brûlant, qui s'ajoute aux zones d’ombre qui planent toujours sur l’affaire Ben Barka.

Difficile d’exhumer un dossier qui est lié de si près à l’affaire Ben Barka et qui de surcroît met en scène une ressortissante suisse et sa fille, disparues dans des conditions obscures. De plus, comme le commente une source proche de l’IER, "il s’agit d’un dossier extrêmement complexe, où l’intéressé était marié à une étrangère et où la plupart des intervenants ont disparu". Bien avant l’IER, le CCDH s’était débarrassé du dossier en octroyant au frère du défunt une indemnisation de 50.000 DH, mais la plupart des figures emblématiques de l’UNFP, reconnaissent implicitement que ce dossier reste mystérieusement absent des débats et des recherches sur les principales disparitions des années de plomb.

Surtout que derrière le dossier Lahrizi, il y a encore et toujours "ce passé qui ne passe pas" marqué par la malédiction de ces tragiques disparitions que l’on est souvent tenté de faire passer par pertes et profits.

Abdellatif El Azizi
Source : TelQuel

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